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Ils s’engagèrent sur la route qui menait à Condate. La voie romaine restait un parcours aisé et sans surprise, elle longeait la forêt, surplombant des champs et des prairies. C’était une course implacable contre l’astre rougeoyant qui déclinait à l’horizon. Azilis cherchait devant elle la silhouette d’Aneurin. Quand les branches faisaient voûte au-dessus de l’équipage, il lui semblait s’enfoncer dans un tunnel sans fin au bout duquel ne se trouvait que la nuit.
— Domna ! Il faut nous arrêter, cria Kian en se portant à sa hauteur. On ne pourra pas installer le campement dans le noir.
Elle acquiesça, laissant Luna se remettre au pas, brusquement consciente de sa fatigue. Ormé était exténué lui aussi.
— Très bien, Kian. Choisis l’endroit où nous dormirons.
— Il y a un relais de poste abandonné près d’ici. Nous nous y abriterons.
Ils poursuivirent au pas. La bâtisse apparut après un tournant. Son toit était à demi effondré. Une enseigne rouillée pendait encore au mur, accrochée à une barre de fer. « MANSIO AD ALAS MERCURII[33] » lut Azilis en descendant de cheval. Elle sentit soudain l’odeur d’un feu, quelqu’un se trouvait à l’intérieur.
Kian chuchota :
— Attends-moi. Je vais voir. C’est peut-être ton cousin mais mieux vaut être prudents. Surtout, reste cachée.
— Prends Ormé avec toi. Va, Ormé, va…
Elle demeura dans l’ombre, gardant les chevaux pendant que Kian s’avançait, l’épée à la main. L’espoir de retrouver Aneurin se mêlait à la crainte de voir Kian tomber dans une embuscade. Que pourrait-elle faire alors, sinon fuir en abandonnant celui qui lui avait montré tant de dévouement ?
L’idée l’horrifiait. Elle se rendait compte à quel point elle s’était attachée à lui. Et aussi à quel point elle dépendait de lui.
L’esclave tenta d’ouvrir sans succès. La porte était coincée ou barricadée. Il lança d’une voix forte :
— Je suis Kian, de la villa Sennia. Aneurin, si tu es là, ouvre-moi. J’ai ordre de te parler.
Il y eut un instant de silence. Enfin Aneurin répondit :
— Que veux-tu ?
Azilis accourut. Kian se tourna vers elle, mit un doigt sur ses lèvres et déclara :
— Je viens de la part d’Azilis. Elle m’a chargé de te retrouver.
Azilis comprit que Kian, prudent, voulait lever les derniers doutes sur son interlocuteur. Il y eut du remue-ménage, le bruit d’un objet massif tombant au sol, puis la porte s’ouvrit et, dans la lumière orangée d’un feu, se découpa la silhouette de son cousin, Kaledvour à la main.
— Aneurin ! s’écria Azilis. Fais-nous entrer, je n’en peux plus.
Ormé se jeta sur le jeune homme pour lui faire fête. Il vacilla, tenant son épée à bout de bras pour ne pas blesser le gros chien.
— Je rentre les chevaux ici, domna. L’écurie est en ruine. Ils ne peuvent pas rester seuls dehors.
Les deux cousins se retrouvèrent face à face. Azilis discerna dans la pénombre une salle à peu près vide dont le toit crevé laissait apparaître la voûte céleste. D’un côté se dressait un ancien comptoir. Çà et là, des vestiges de meubles, des traces d’anciens foyers et des détritus. Aneurin n’était pas le premier à se réfugier dans cette ruine. Comme son cousin restait muet, elle s’avança vers le feu allumé à même le sol, au centre de la pièce. Elle tendit les mains vers les flammes.
— Que fais-tu ici ? demanda-t-il. Marcus sait que tu m’as suivi ?
— Au diable Marcus ! Je t’apporte ce que mon père avait promis et que mon frère t’a refusé : de l’argent, des montures, un homme pour se battre à tes côtés.
Kian revint avec les chevaux qu’il installa près de l’entrée. Il portait aussi des brassées d’herbes sèches. Il remit en place la lourde poutre qu’Aneurin avait utilisée pour bloquer la porte et commença à desseller Luna.
— Très bien, fit Aneurin d’un ton calme. Donc, tu m’amènes de l’argent et des chevaux volés.
— Volés ! Orion et Luna m’appartiennent. Quant à Lug, je considère qu’il fait partie de mon héritage. Marcus est incapable de le monter !
— Tu n’es ni majeure ni mariée. C’est à ton frère de gérer tes biens.
— Mon père t’avait promis son aide, se justifia-t-elle. Il croyait en toi et voulait t’aider. Je suis heureuse d’obéir à sa volonté en te donnant ce qui m’appartient. Mais je suis fatiguée et je meurs de faim.
— Je n’ai rien à manger.
— Ne t’inquiète pas pour ça.
Elle se tourna vers l’esclave qui bouchonnait les montures.
— Kian ! Les vivres !
Il les rejoignit avec le sac de victuailles, le déposa devant eux et retourna aux chevaux.
— Viens donc manger avec nous. Les chevaux peuvent attendre un peu. Toi aussi tu dois être affamé.
— Merci, domna.
Azilis sortit du sac une outre de vin, un jambon, du pain et des cerises. Elle ôta son manteau et but un peu. Aneurin se saisit du pain et demanda, coupant de larges tranches :
— Tu rentres chez toi demain ?
Elle resta muette, les yeux fixés sur les flammes.
— Tu comptes me suivre contre mon gré, c’est ça ! s’exclama-t-il en se levant d’un bond. C’est hors de question ! Je ne t’emmènerai pas !
— Et moi je ne rentrerai pas, tu m’entends ? Jamais !
— Tu retourneras à la villa demain avec tes chevaux, ton argent, ton esclave et ton chien. Et si tu refuses c’est moi qui te ramènerai, même si je dois t’attacher !
Pâle, la voix altérée par la colère, il se dressait au-dessus d’elle. Elle eut soudain peur qu’il la frappât. Il semblait hors de lui, si différent de celui qui l’avait consolée les jours précédents. Ormé s’était mis à gronder. Azilis se leva à son tour pour retenir son chien. Son effroi était mêlé de fureur et de révolte.
— Mais tu ne comprends donc rien ? Marcus m’a offerte à Lucius. Il me prendra de force si je le repousse. Il m’a déjà obligée à l’embrasser.
— Mieux vaut le baiser d’un rustre que l’épée d’un Saxon !
— Pour moi, c’est pire ! hurla-t-elle. Je me tuerai si tu me ramènes là-bas, je te jure que je me tuerai. Je connais des poisons, j’ai des poisons ! Plutôt mourir que d’épouser Lucius ! Et ce sera ta faute !
— Pauvre folle !
Elle éclata brutalement en sanglots, cacha son visage dans ses mains. La voix de Kian s’éleva, sourde et menaçante :
— Ne lui parle pas comme ça ! Et si tu la touches…
Azilis releva la tête. Les deux hommes s’affrontaient du regard. Kian avait l’épée à la main. Son cousin, mâchoires serrées, le fixait avec une expression terrifiante. Mais Kian ne cillait pas, concentré, prêt à fondre sur lui. Inquiète, elle lui saisit le bras. Il la repoussa, sans quitter Aneurin des yeux. Une bûche s’effondra en crépitant dans une gerbe de flammes. Alors, soudain, Aneurin céda.
— Vous êtes aussi fous l’un que l’autre, gronda-t-il en secouant la tête. Très bien, accompagnez-moi en enfer si c’est ce que vous voulez. Je t’aurai prévenue, Azilis ! Mais tu refuses de comprendre ! Va donc t’occuper des chevaux avec ton esclave !
Azilis se dirigea en silence vers les montures, à la fois soulagée et surprise par la brusque reddition de son cousin. D’une main tremblante, elle bouchonna Luna avec de l’herbe sèche. Kian s’affairait à ses côtés en silence. Elle murmura au jeune homme :
— Merci, Kian.
Il dit entre ses dents :
— Lucius Arvatenus ! Ce porc n’est pas digne de te lécher les pieds.
Cette réflexion la stupéfia, mais l’esclave retournait déjà près du feu et elle ne put rien ajouter.
— Combien d’argent as-tu ? demanda brusquement Aneurin.
Elle se rassit près de lui.
— Environ cinq cents solidi[34]. C’est tout ce que j’ai pu prendre avant de m’enfuir. J’ai aussi mes bijoux et ceux de ma mère.
— Cinq cents solidi ! s’écria-t-il, lâchant une poignée de cerises et se relevant à la hâte. Et des bijoux ? Mais c’est une fortune ! On ne peut pas rester ici. Marcus a déjà dû envoyer des hommes à ta poursuite.
— Je ne pense pas. Sabina accouchait quand nous avons quitté la villa et cela se présentait mal. On n’a pas dû s’apercevoir de mon absence sur le moment, et encore moins de ce que j’ai emporté. Nous pouvons achever notre repas tranquilles.
— Pauvre Sabina, soupira Aneurin. Dieu la garde !
Il cracha un noyau et décréta :
— Nous partirons dès l’aube.
Il sortit Kaledvour et se mit à la fourbir. Kian observait l’arme qui brillait dans la lueur des flammes.
— Ta maîtresse t’a-t-elle expliqué pourquoi je retourne en Bretagne ? l’interrogea Aneurin. Non, elle ne t’a rien dit, je suppose.
Il se leva, fendit l’air une ou deux fois de son épée, la brandit au-dessus de son visage, la contempla et murmura d’une voix étrange :
— Kaledvour. C’est moi qui l’ai baptisée ainsi. Cela signifie « Foudre violente ». Je la donnerai à mon roi pour l’aider à chasser les barbares qui ont envahi ma terre.
À présent, il paraissait presque en transe. Azilis lança un regard à Kian. Il avait posé la main sur le pommeau de son épée.
— Je t’aurais tué, tout à l’heure, déclara Aneurin en se tournant vers le jeune homme. Tu ne me crois pas, hein ?
Il se pencha, approcha son visage très près de celui de Kian qui ne bougea pas.
— Mais je n’ai pas envie de me battre contre toi, fit Aneurin avec un petit rire. Qu’ai-je à te reprocher ? D’être un esclave dévoué ? Il faudrait des hommes de ta trempe pour exterminer la vermine saxonne ! Je vais te montrer ce pour quoi tu vas me suivre – car tu vas me suivre, puisque ta maîtresse l’a ainsi décidé. Regarde agir Kaledvour !
Azilis s’était levée à son tour, anxieuse, désemparée. Elle se demanda si Marcus n’avait pas raison quand il traitait Aneurin d’illuminé. Ou bien était-il saoul ? Ou était-ce un sortilège lié à l’épée ? Car elle ressentait à nouveau, à la vue de Kaledvour, cette admiration mêlée de crainte qui l’avait saisie lors du premier dîner avec Aneurin.
Kian attendait, prêt à parer. Mais Aneurin s’était détourné de lui. Il s’approcha du comptoir et le frappa d’un coup d’épée.
Le vacarme fit hennir et ruer les chevaux, aboyer Ormé. Une fois la poussière retombée, ils découvrirent le grand meuble éventré qui gisait devant eux. Kian le fixait les yeux écarquillés.
— Tu vois, je ne t’ai pas menti. Je t’aurais tué.
Aneurin revint tranquillement s’asseoir devant le feu, essuyant son arme pendant que Kian et Azilis s’efforçaient d’apaiser les chevaux. Ormé les suivit en grognant, la queue entre les pattes. Quand Kian reprit sa place, Azilis vit que le jeune homme restait sur le qui-vive. Elle lui sourit.
L’esclave, lui, ne souriait pas. Il avait lu la folie dans les yeux d’Aneurin et senti la magie de son épée aussi sûrement qu’un cheval sent l’orage. Rien ne le terrifiait davantage.
Aneurin, impassible, sortit sa harpe. Il ne ressemblait plus à l’homme exalté qu’il était quelques secondes plus tôt. Il pinçait les cordes avec délicatesse, alternant les sons cristallins ou profonds. Il entonna à voix basse, en breton, une mélopée étrange, presque une incantation :
— Ne voyez-vous pas le chemin du vent et de la pluie ?
Ne voyez-vous pas les chênes qui se heurtent ?
Ne voyez-vous pas la mer fouetter la terre ?
Ne voyez-vous pas le soleil se hâter dans le ciel ?
Ne voyez-vous pas les étoiles tomber ?
Ne voyez-vous pas le monde en danger ?
Quand elle s’endormit, lovée contre Ormé, son cousin chantait encore, et dans sa conscience vacillante les mots du poème se mêlèrent aux flammes et aux braises.